C.-O. Verseau professeur de philosophie

Arendt / La mortalité, « sceau de l’existence humaine »


« Les Grecs se préoccupèrent de l’immortalité parce qu’ils avaient conçu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies individuelles des hommes mortels. Placés au cœur d’un cosmos où tout était immortel, la mortalité fut le sceau de l’existence humaine. Les hommes sont « les mortels », les seuls mortels existant, puisqu’à la différence des animaux ils n’existent pas uniquement comme membres d’une espèce dont l’immortalité est garantie par la procréation. La mortalité humaine vient de ce que la vie individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si ce n’est en cercle.

Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, réside dans leur capacité de produire des choses – œuvres, exploits et paroles – qui mériteraient d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux. Aptes aux actions immortelles, capables de laisser des traces impérissables, les hommes, en dépit de leur mortalité individuelle, se haussent à une immortalité qui leur est propre et prouvent qu’ils sont de nature ‘divine’ ».

Hannah Arendt,
La condition de l’homme moderne (pp 54-55),1961